sábado, 14 de febrero de 2015

LAS RELACIONES SOCIALES SON SIEMPRE RELACIONES DE PODER




Plus que jamais, penser politiquement le monde conduit aujourd’hui à repenser le modèle de la démocratie. Car si la démocratie reste un modèle théorique achevé de l’idéal collectif, elle reste inachevée dans la concrétude de ses promesses.

Dans la cohorte des intellectuels de la gauche radicale, post-marxiste, qui depuis une vingtaine d’années critiquent les dérives néolibérales des démocraties occidentales, la philosophe belge Chantal Mouffe occupe une place singulière, mais encore mal identifiée en France. Son livre le plus connu à ce jour, écrit avec son mari Ernesto Laclau (disparu en avril dernier), Hégémonie et stratégie socialiste (Editions des solitaires intempestifs) édifiait déjà les fondations d’une “démocratie radicale et plurielle”. Un modèle démocratique dont l’auteur prolonge en en précisant les contours dans un nouvel essai, Agonistique, paru aux éditions de l’Ecole des beaux-arts de Paris, dirigée par Nicolas Bourriaud.

Désertion ou engagement ?

Face au malaise profond vis-à-vis des institutions démocratiques, que les nombreux mouvements sociaux mettent à jour, il subsiste des différences d’interprétation parmi les tenants d’une politique radicale à gauche, que Chantal Mouffe résume par une alternative : la désertion ou l’engagement. Le désaccord sur la façon d’interpréter les récents mouvements de protestation démocratique repose en réalité sur une polémique ancienne quant à la nature de la démocratie et au rôle de la représentation.

Deux positions s’y affrontent : “l’une considère que la représentation démocratique est un oxymore et qu’une vraie démocratie doit être directe, voire présentiste” ; l’autre soutient que la représentation est la “condition même” de la démocratie. Mais ce que Chantal Mouffe observe, en le regrettant, c’est combien, dans la confusion ambiante sur les critères les plus vertueux de la démocratie (présentiste ou représentative), les deux gauches dominantes, radicale et libérale, se trompent de cible.

La diabolisation commune de l’Etat constitue une étrange convergence qui peut “s’expliquer par une croyance partagée en la possibilité d’une société auto-organisée au-delà de la division et au-delà de l’hégémonie”. On retrouve en effet chez les radicaux et les libéraux “un refus de la politique dans sa dimension antagonique et du rôle constitutif du pouvoir”. Comment peut-on prétendre “qu’il est possible de faire la révolution sans prendre le pouvoir, sauf à éluder le fait que les rapports sociaux sont toujours des rapports de pouvoir ?” écrit Chantal Mouffe.

Les passions, moteur de la politique

Selon elle, tous les mouvements de protestation horizontalistes actuels (Occupy, Indignés…) participent certes d’une rhétorique anti-Etat néolibéral et célèbrent le commun plutôt que le marché. Ce qu’elle approuve en soi. Mais le paradoxe qu’elle relève, c’est combien leur rejet de toutes les institutions liées à l’Etat “ressemblent étrangement à l’attitude néolibérale”. “Parce qu’ils envisagent l’Etat comme une entité monolithique plutôt que comme un jeu de relations complexes, dynamiques, traversées de contradictions, ils sont incapables de reconnaître les multiples possibilités de lutte contre la marchandisation de la société que les institutions de contrôle de l’Etat pourraient offrir”, estime l’auteur.

Or, la vraie politique radicale d’aujourd’hui invite selon elle à un engagement avec les institutions. On ne peut comprendre la démocratie sans reconnaître que les passions sont le moteur du domaine politique. Antagonismes, luttes et divisions sociales ne disparaîtront jamais, insiste l’auteur : cette permanence du conflit au cœur des relations sociales nourrit son modèle “agonistique”. La politique n’est pas autre chose qu’un sport de combat.

Or, il faudra toujours des institutions pour gérer les luttes. Pour Chantal Mouffe, il importe surtout de radicaliser la démocratie, c’est-à-dire de transformer les institutions démocratiques pour les rendre encore plus démocratiques et égalitaires. Son modèle tend vers ce qu’elle appelle un “pluralisme agonistique”. “Ce qui constitue le problème principal de notre modèle post-politique actuel est l’absence de cette confrontation agonistique” écrit l’auteur, très sceptique devant l’idéologie centriste, où gauche et droite s’effaceraient dans un compromis mythique.

“Ce qu’il faut remettre en cause, c’est donc le manque d’alternatives politiques et non la représentation en soi”, écrit-elle. Le combat radical épouse ce geste critique plutôt que cet appel à la désertion : “S’engager dans une volonté collective, dans une guerre de positions destinée à radicaliser les institutions démocratiques et à instaurer une nouvelle hégémonie.” De façon à ce que les principes de liberté et d’égalité s’appliquent réellement à un nombre croissant de rapports sociaux.

Les avancées démocratiques en Amérique du Sud, rappelle-t-elle, ont été rendues possibles ces dernières années par l’articulation des luttes extra-parlementaires et des luttes parlementaires. La lutte agonistique est ainsi ce qui constitue la spécificité de la démocratie pluraliste. “C’est pourquoi je présente le modèle agonistique de la démocratie comme une alternative aux modèles agrégatif et délibératif ; ce modèle a pour avantage qu’en reconnaissant le rôle des passions dans la création des identités collectives, il permet une meilleure compréhension de la dynamique démocratique et reconnait la nécessité d’offrir différentes formes d’identification collective autour d’alternatives clairement définies.”

La radicalité promue par Chantal Mouffe exclut ainsi la guerre civile tout en rejetant l’idée stérilisante du consensus. La tension qu’elle dessine entre le spontanéisme politique et la nécessité pragmatique de la représentation politique invite la gauche un peu perdue à construire une “chaîne d’équivalences” entre toutes les revendications démocratiques disséminées dans les champs de la société. Pluraliste jusqu’au bout, à la fois dans la prise en compte des revendications émancipatrices de la société et dans la définition même du cadre démocratique où elles s’inscrivent, Chantal Mouffe élabore une pensée autant radicale que raisonnable.

 Agonistique, penser politiquement le monde de Chantal Mouffe (Beaux-Arts de Paris éditions, traduit de l’anglais par Denyse Beaulieu, 164 p, 20 €)

No hay comentarios:

Publicar un comentario