miércoles, 9 de noviembre de 2016

LA CONVERSATION COMMME UNE MANIÈRE DE VIVRE

ALI BENMAKHLOUF



Comment en êtes-vous arrivé à définir la conversation comme une manière de vivre ? D’où vous est venue cette conviction ?


 Il y a deux points de départ. Il y a d’abord mon intérêt pour la philosophie du langage, les actes langagiers. Cela s’est retrouvé dans ma lecture de Montaigne ; la lecture des Essais m’a donné l’impression de converser avec l’auteur. C’est ce type de voyage que Descartes jugeait majeur dans ses lectures. J’avais envie de confronter Montaigne à ma pratique de la philosophie. Montaigne m’a en effet ouvert à une polyphonie de la conversation ; grâce à lui, j’ai pu relire la tradition arabo-musulmane sur la conversation savante, sur la manière de reconnaître l’importance du legs grec, de la logique d’Aristote confrontée à la grammaire arabe, par exemple. Par ailleurs, j’ai voulu me saisir de la conversation comme manière de vivre parce que il y a dans la conversation quelque chose qui me semble singulier : l’événement langagier.
C’est-à-dire ce qui s’énonce dans un contexte particulier, dans un face-à-face, à un moment donné et dans un espace donné : ce que l’on appelle “l’apophtegme”. Cela permet de mettre à distance la phrase stabilisée, intemporelle, éternelle, l’adage repris partout.

Un acte langagier est toujours lié aux circonstances d’élocution. Si c’est un acte lié aux circonstances d’élocution, c’est qu’il y a du tacite, de l’implicite, des pensées annexes, des gestes aussi et des comportements. Ce que je mets alors en exergue, c’est la balle échangée : c’est à dire un jeu qui fait que la parole est moitié à celui qui l’écoute, moitié à celui qui la dit. C’est ce que dit Montaigne, mais aussi bien Wittgenstein.


Selon Montaigne, “La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute”

Cette idée que la conversation est un jeu de balle dit beaucoup de choses à mon avis : dès qu’on parle, on s’ajuste à la balle que l’on va recevoir. J’ai donc cherché à décrire ce phénomène à partir de plusieurs points. C’est ce que j’appelle une manière de vivre. Une conversation par emails, c’est l’antidote de la conversation. On n’a pas la personne en face, on se lâche, il y a quelque chose qui rompt la manière de vivre et de réellement correspondre.

Mais la correspondance ne met pas non plus des corps en présence ; et pourtant elle participe d’une vraie conversation ?

La correspondance écrite n’a pas le caractère du courriel. Dans la correspondance écrite, on s’imagine complètement la personne en face de soi. C’est pour cela que dans sa correspondance, Flaubert écrit pour prolonger ses conversations. Il fait partie de ces écrivains oraux, comme Montaigne, Proust, James Agee, Elias Canetti ou Lewis Carroll. Ce que j’entends par écrivains oraux, ce sont ceux qui écrivent en faisant remonter dans l’écrit la trace de la parole dite. J’ai essayé dans ce livre de prélever dans l’écrit la trace de cette parole dite : intonation, voix, accent, cri, etc.

Vous critiquez la conversation par courriel ; mais plus généralement, pensez-vous que les pratiques sociales du monde contemporain, marquées par la volonté du clash, de l’invective, de l’accélération, freinent le déploiement de la conversation ?

Oui, c’est pourquoi je mets en relation la conversation et la civilité. Il me semble que dans l’échange où la parole est moitié à l’un, moitié à l’autre, il y a une forme d’humilité qui fait que je ne peux rien imposer à l’autre, en raison de la réciprocité de l’échange. Montaigne disait que rien n’est plus opposé à la conversation que la joute verbale où l’un cherche à dominer l’autre.

Dans “L’art de converser”, chapitre 8 du livre III des Essais, il prévient tous les dangers qui guettent la conversation. Si l’on est dans la joute verbale, on n’est plus dans la conversation, parce qu’on a oublié que la parole est partagée ; on essaie de faire alors de la parole un acte de victoire et de domination de l’un sur l’autre. La conversation n’est pas une joute verbale, ce n’est pas non plus une controverse savante, encore moins une démonstration.

Mais la dispute n’est-elle pas une forme de conversation féconde ? Vous parlez aussi d’une dispute dialectique.

Oui, c’est vrai, mais la dispute dialectique se distingue de la joute verbale. Lorsqu’on est dans le pour et le contre, la conversation risque à tout moment de se déliter. En revanche, il y a une épreuve de la conversation. Je parle par exemple de la conversation vitale, lorsqu’une famille se retrouve à l’hôpital au moment de la perte d’un être proche, et que le coordinateur ou la coordinatrice (ce sont souvent des femmes) aux prélèvements d’organe demande s’il y a un accord pour un prélèvement d’organe post-mortem.

Ce moment conversationnel est très important ; un accord verbal de la famille est requis, en plus de l’application de la loi qui autorise le prélèvement. Ce moment de civilité, de deuil assumé, incorporé par l’échange et la solidarité parfois intergénérationnelle, est crucial.

La conversation peut aussi avoir un enjeu vital dans le cas où les psychiatres reçoivent des psychotiques. Que faire face à un psychotique ? Rien ne remplace la possibilité de renouer une conversation, de les replacer dans la parole échangée. On peut donner des psychotropes ; mais les médicaments agissent sur les symptômes, ils n’effacent pas la maladie. Qu’est-ce qui peut remettre la personne à flot ? La conversation. Reprendre indéfiniment la possibilité d’un lien de parole. Nous tenons les uns aux autres par la parole, dit Montaigne. L’humain se construit par ce lien dans ces situations extrêmes.

Dans aussi la manière d’aller faire un reportage sur des familles pauvres. Qu’est-ce qui se passe dans ce déséquilibre ? James Agee dans Louons maintenant les grands hommes arrive à capter la parole de métayers pauvres de l’Alabama en 1936 ; il entend ce qu’ils disent, grâce à une relation de confiance. Agee a vécu avec eux, et c’est dans cette confiance partagée d’une même vie que la parole a pu émerger. Cette manière de restituer leur mode de vie et leur parole, en la partageant, a pu servir à la lutte pour les droits civiques plus tard.

Perdre son sang-froid, est-ce grave dans le cours d’une conversation selon vous ?

Perdre son sang-froid menace la conversation. Elever le ton, vouloir avoir raison, cela arrête la conversation. Certes le malentendu fait partie de la conversation. Rien de mieux que l’homonymie par exemple. Lewis Carroll a promu l’homonymie comme relance de la conversation. Par exemple, “plus” dans “Voulez-vous plus de thé ?» signifie à la fois “ plus que rien” et “plus que ce qui a été déjà servi”. L’épreuve du malentendu menace toujours de rompre la conversation mais la relance aussi indéfiniment. Le début des Aventures d’Alice au pays des merveilles commence ainsi: Alice se penche sur le livre de sa sœur et elle dit qu’il est ennuyeux car il ne contient ni conversation ni illustration. S’ensuit tout un jeu de conversations avec de nombreuses espèces animales. La parole n’est pas seulement anthropologique ; la parole est un cri animal. Il faut donc lui donner un côté cosmique, mais aussi un côté animal, dans lequel prend place la parole humaine. Montaigne, pour terrasser l’orgueil humain, indique que non seulement nous n’avons pas la parole en exclusivité, mais que c’est par imitation des animaux qu’elle nous a été attribuée. J’ai mis l’accent sur cette idée du cri animal, qui est la matérialité même de la parole et qui génère la possibilité d’une conversation.

Et Socrate, qu’en faites-vous ? Le dialogue socratique n’est-il pas une matrice de la conversation ?

C’est très important. Il est en filigrane dans tout ce que je dis sur Montaigne. Car il s’adresse à tout le monde et fait figurer tout le monde dans ses dialogues : charpentiers, cordonniers, paysans… La parole au premier venu, en quelque sorte. Et surtout, par la parole au premier venu, indiquer qu’en parlant des artisans par exemple, on va petit à petit tracer la configuration d’une cité, et parler du juste et de l’injuste. Les écrivains oraux ont cette ascèse permettant à l’écrit de revenir à la parole dite en bouche, à la possibilité d’être en empathie avec celui avec qui on parle et en participant à son mode de vie, remettre en question les formes de vie qui sont dominantes et qui peuvent le menacer.

Comment jugez-vous le climat actuel du débat public, plutôt assez tendu ? Comme d’autres, vous arrive-t-il de perdre votre sang-froid ?

Ce serait présomptueux de prétendre qu’on ne perd jamais son sang-froid. Mais cette possibilité permanente indique que la conversation n’est jamais acquise. La conversation comme épreuve de vie, comme manière de vivre, garde toujours l’ombre portée de perdre son sang-froid. Le conseil de la chenille dans le conte de Lewis Carroll est de ne jamais perdre son sang-froid. Si la parole est moitié à celui qui la dit et moitié à celui qui l’écoute, il y aura nécessairement une déstabilisation par ce que je peux entendre. On peut être enclin au malentendu ; vous me dites quelque chose, si je n’arrive pas à en faire un élément public d’échange, cela veut dire que cela s’ancre dans quelque chose de symptomatique chez moi, qui n’arrive pas à se formuler.

La parole comme symptôme guette toujours dans la manière dont le débat se délite. Les questions éthiques, par exemple, avancent dans la mesure où elles entrent dans le débat public. La question de la fin de vie est devenue un élément du débat public, grâce à une parole éclusée, sans cesse échangée. Tous les rapports présentés par le Comité national d’éthique supposent beaucoup d’échange, de conversation.

Mais cela vous arrive-t-il de vous engueuler entre vous parfois ?

On a des tensions réelles, oui, mais dans des limites raisonnables. Pour obtenir un consensus, il faut toujours la possibilité d’un dissensus. Cette possibilité demeure comme une ombre portée sur nos avis. Il y a de rares avis du Comité où un groupe se désolidarise de la majorité ; c’est le résultat malencontreux d’une conversation qui n’a pas pu parvenir à un consensus.

Avez-vous des souvenirs personnels de conversations qui vous ont marqué dans votre existence ?

Oui, les conversations familiales, privées, dans lesquelles les femmes m’ont toujours impressionné par leur repartie. Ma mère et mes tantes étaient comme cela. Chez elles, la parole tombait comme un oracle, un verdict, vous stabilisait dans la mesure où c’était leur seule arme.

Comme une grâce ?

Une grâce fatale. Durant les six mois avant sa mort, ma mère ne cessait de nous dire qu’elle allait mourir, alors que mon père, lui, était très malade. “Vous allez voir, je vais mourir et lui va rester”, nous disait-elle. Elle est morte en effet, et mon père lui a survécu six ans. Elle ne cessait de le répéter, dans une conversation échouée. On ne prenait pas en compte sa détresse psychologique de vivre avec un homme diminué. Elle a eu toute sa vie une parole de tragédienne, qui “dit des paroles plus hautes qu’elle-même”, selon une expression d’une de ses sœurs.

Une de mes tantes avait la caractéristique de dire des choses qui nous laissait perplexes; on ne savait jamais qu’elle était la part de vérité et la part de fable dans ce qu’elle disait. Quand on lui demandait de nous raconter une fable, elle nous répondait : “Mais je suis moi-même une fable”. J’ai été nourri de fortes paroles comme celles-ci. C’est pour cela aussi que je cite le livre d’Elias Canetti, Les Voix de Marrakech ; il capte les voix de cette ville, sans connaître la langue arabe. Le côté matériel de la parole, le ton, la voix, l’énonciation, la manière dont la parole est reçue par les uns et les autres, tout cela est restitué avec justesse.

Je suis très attaché à cette approche des aspects matériels de la conversation, aux “agencements spatiaux” du discours comme aurait dit Michel Foucault. J’ai toujours été très sensible à la parole des gens qui n’ont pas eu accès à l’écrit. J’ai voulu rendre aussi un hommage à la parole qui n’est pas sédimentée par l’instruction ; il faut aller vers la voix, vers le cri. Ce que Canetti raconte de ce qu’il entend des conteurs et des effets sur le public, est très ajusté aux situations perceptives, aux stimulations sensorielles, qui sont des parties importantes de la conversation.

La distinction entre la conversation de café, populaire, décousue, et la conversation savante, articulée, vous semble donc absurde ?

Oui, cela ne marche pas. La conversation, ce n’est ni du mondain, ni du savant. Ce n’est pas du mondain ; Proust disait que les aristocrates ne cessaient jamais leurs conversations car il s’y joue quelque chose de leur vanité. Son ironie sur la manière dont Mme Verdurin mène son salon est terrible, mêlant dans sa conversation la guerre aux croissants ou à la musique. Le génie de Proust est d’avoir fait de la conversation vaine et mondaine un matériau romanesque. La conversation n’est pas non plus la discussion hyper savante : les Essais de Montaigne, ce n’est pas la soutenance de thèse calibrée. On n’est pas obligé de faire dépendre la conversation d’un réseau de significations : il s’agit toujours de comprendre et non de signifer. Penser qu’on véhicule du sens, que seules les significations comptent dans une conversation, c’est écarter les spécificités de la conversation. Le dictionnaire, c’est l’antithèse de la conversation.

Comment percevez-vous la manière dont les politiques mènent ou déjouent l’art de la conversation ? Ils se confient sur des divans à la télé ; est-ce pour vous le modèle d’une conversation ?

La politique a besoin d’une conversation au sens d’une théâtralité de la parole. Saint-Simon a restitué le moment de passation de pouvoir après la mort de Louis XIV. Cela se passait dans des conseils où la prise de parole était cruciale. La conversation est un moment clé de la construction de la légitimité du pouvoir politique. Dans nos démocraties, le débat public n’implique pas que l’on viole l’intimité des personnes ; le droit à la vie privée reste un enjeu actuel. Le politique n’a pas besoin de passer sur un divan à la télé pour construire sa légitimité. Je suis intéressé par l’expression “en tant que” et “sous un certain rapport”. En tant qu’homme politique, on n’a pas à révéler sa vie privée. En tant qu’écrivain, la conversation peut révéler le cadre de son intimité.

Quelles sont vos conversations soutenues aujourd’hui ?

En enseignant. J’enseigne de plus en plus comme cela. J’ai la chance d’avoir des petits effectifs. Je donne des éléments, mais je ne prends plus la parole longtemps ; j’attends un retour de l’auditoire pour reconfigurer ma parole. Je construis mon cours de master, évidemment déjà écrit, sur cet échange. Apprend-on à mieux converser avec le temps ? Non, l’âge ne fait rien ; la pratique, la fréquence, oui, mais pas l’âge. On peut très bien avoir cette manière de vivre très tôt, comme mes tantes et ma mère. Le lien entre Lewis Carol, Agee, Canetti et Montaigne, c’est la reconnaissance d’une parole émise par ceux qui ne sont pas allés à l’école. Il faut donner un statut à la culture des personnes non instruites comme le fait aussi l’anthropologue Jack Goody dans la genèse du mythe au Ghana.

La conversation est donc une manière de vivre ; mais est-ce aussi une éthique, à la façon dont Habermas parle de l’éthique de la discussion ?

Une éthique de la conversation est sous-jacente lorsque je dis qu’on doit faire sa part à l’implicite, aux pensées annexes. Qui m’interrompt m’arrête, disait Montaigne. Il y a là une éthique. Comme le devoir de parler à tout le monde. Tout ce qui vous arrive à l’oreille n’a pas besoin d’aller jusqu’à l’entendement. Il faut entendre, avant tout, avant de donner son accord. L’éthique de la conversation se déploie dans ce geste d’écoute. Il faut aussi admettre qu’on n’est jamais enfermé en soi-même. Il y a toujours plusieurs personnalités qui parlent en moi ; c’est ce que disait Barthes reprenant Brecht : “il pensait en plusieurs têtes et plusieurs têtes pensaient en lui. C’est cela la pensée”. La parole est sociale. Il n’y a pas de parole privée au sens où il y aurait un langage qui ne serait qu’à moi-même. Parler, c’est communiquer.

Propos recueillis par Jean-Marie Durand

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